Les animaux ont-ils des sentiments ?

Le monde animal regorge d’exemples d’organismes dotés d’une sensibilité voire d’une certaine forme de conscience et d’intelligence. Pour autant, peut-on considérer que ces animaux ont des sentiments ? Ou bien répondent-ils simplement à des stimuli de leur environnement, leur permettant de survivre ? Nous tenterons de trouver des réponses à ces questions en étudiant les peines de cœur du cichlidé zébré.

Sentiments vs émotions, quelles différences ?

Il est important dans un premier temps de distinguer les notions “sentiment” et “émotion”, souvent confondues dans le langage courant. D’un côté, l’émotion est une réaction de l’organisme lui permettant de répondre de manière appropriée à un facteur environnemental : la joie, la tristesse ou la peur en sont des exemples. Le sentiment, lui, est la capacité d’un individu à établir une relation de cause à effet entre l’émotion et son origine. Il renvoie donc à la prise de conscience de l’organisme sur son état émotionnel et physiologique à un moment donné, qu’il peut associer avec une cause.

Les chagrins d’amour chez les animaux, l’exemple du cichlidé zébré

S’il nous semble difficile de concevoir que les animaux dits « primitifs », tels que les méduses ou les étoiles de mer ont effectivement des sentiments, un groupe de chercheurs français a néanmoins réussi à prouver en 2019 que certaines espèces de poissons pouvaient éprouver un chagrin d’amour lorsque leurs partenaires les quittaient. Dans leur étude, Chloé Laubu, Philippe Louâpre et François-Xavier Dechaume-Moncharmont ont analysé un petit poisson tropical : l’Amatitlania siquia ou cichlidé zébré, connu pour former des couples stables afin de s’occuper à part égal de la construction du nid et de l’élevage des petits. 

Un cichlidé zébré (illustration). — Pixabay / Efraimstochter

Dans un premier temps, les chercheurs ont entraîné les cichlidés de leur aquarium à ouvrir le couvercle d’une boîte, dissimulant un ver de vase afin d’éveiller leur intérêt. Cependant, cet exercice d’habituation est coûteux pour l’animal. En effet, déplacer le couvercle est fatigant pour le poisson, d’autant plus qu’il s’expose aux différents prédateurs de son environnement lors de la manœuvre. Ainsi, le bénéfice doit valoir le coût. 

Deuxièmement, l’équipe de recherche a entrainé les poissons à distinguer les boîtes à couvercle noir, contenant la récompense, des boîtes vides à couvercle blanc. Au bout de quelques jours, les cichlidés ont appris à ouvrir uniquement les boîtes qui contiennent de la nourriture, c’est-à-dire celles au couvercle noir et ignorent celles au couvercle blanc. 

Cette phase de préparation permet aux chercheurs de tester l’optimisme de ces animaux lorsqu’ils sont confrontés à une situation ambigüe. Cette fois-ci, les chercheurs placent une boîte au couvercle gris, qui est un intermédiaire du noir associé à la récompense et du blanc associé à son absence. Le poisson a donc deux manières d’interpréter cette couleur inhabituelle : soit de manière optimiste en allant l’ouvrir dans l’espoir de trouver sa récompense, soit de manière pessimiste en l’ignorant. Plus son optimisme est élevé, plus le temps mis par l’animal à ouvrir la boîte sera court : c’est un test d’optimisme. 

Un schéma du test mené par les scientifiques. Proceedings of the Royal Society B

Enfin, les chercheurs ont placé dans un aquarium trois cichlidés, deux mâles et une femelle, dans trois compartiments différents séparés par des filets. La femelle placée au compartiment du centre choisit son partenaire sexuel. Puis, les chercheurs retirent successivement un des deux mâles et réalisent un test d’optimisme : lorsque la femelle est séparée du mâle préféré, elle n’ouvre pas la boîte au couvercle gris et son temps de réponse se fait très long. Alors que s’il s’agit du mâle non préféré qui est retiré, le temps de réponse de la femelle reste inchangé, elle l’ouvre. Ainsi, les cichlidés femelles sont optimistes lorsque le mâle non préféré est absent, mais elles interpréteront les signaux de manière pessimiste si c’est le mâle préféré qui est retiré. L’équipe de recherche en a déduit que l’absence du partenaire chez le cichlidé zébré pouvait affecter son état émotionnel : ces poissons peuvent alors souffrir d’un chagrin d’amour. L’association du chagrin avec l’absence du partenaire montre que le cichlidé a bien des sentiments. 

Pour conclure, les animaux semblent effectivement dotés de sensibilité et certaines espèces peuvent même éprouver des sentiments, comme le cichlidé zébré lorsque son partenaire est absent. Toutefois, prouver qu’un organisme a des sentiments reste une tâche difficile et mêle toujours une part de subjectivité, même dans le cadre d’une expérience scientifique qui se veut objective. En effet, l’expérience du soi fait toujours appel à une dimension métaphysique et philosophique, et les démarches qui viseraient à prouver l’état émotionnel des animaux s’accompagnent nécessairement d’une projection de notre propre expérience vécue à travers nos sens. Dans les années à venir, le progrès scientifique nous apportera certainement des connaissances plus fines sur le fonctionnement du système nerveux animal, ce qui nous permettra peut-être de savoir si les organismes qui nous sont plus éloignés peuvent aussi éprouver des sentiments, bien que différents de ceux des humains. 

MURAKI Issei

Sources :

  • Laubu, Chloé, et al. « Pair-bonding influences affective state in a monogamous fish species ». Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, vol. 286, no 1904, juin 2019, p. 20190760. royalsocietypublishing.org (Atypon), https://doi.org/10.1098/rspb.2019.0760.
  • Photographies : https://www.francetvinfo.fr/sante/biologie-genetique/les-poissons-peuvent-avoir-des-chagrins-d-amour-demontrent-des-chercheurs-francais_3486067.html et https://www.aquariusweb.qc.ca/fr/poissons/cichlide-zebre.html